La famille est le cœur de toute société. Si les thèses libérales visent à établir la primauté de l’individu sur le groupe, il n’en reste pas moins que pour comprendre les mécanismes des sociétés humaines, il convient d’étudier ceux qui régissent ce cercle primordial qu’est la famille. On est ainsi stupéfait à la lecture des écrits du sociologue Pierre Bourdieu, de constater que son étude approfondie du fonctionnement de la famille et de la société kabyle révèlent les grands principes qui règlent les rapports entre hommes et femmes, tels que décrits dans son ouvrage de référence, La Domination masculine. De même, les travaux du démographe Emmanuel Todd montrent que de l’articulation des structures familiales d’une nation découlent ses orientations politiques et sociales historiques. Ces œuvres capitales, qu’on ne saurait résumer en quelques lignes, nous assurent néanmoins de l’importance du foyer dans la construction des individus comme dans la marche du monde. Leur caractère essentiel explique en partie pourquoi nous sommes si sensibles aux histoires de familles qui nous sont contées depuis des millénaires.
Shakespeare l’a compris mieux qu’aucun autre : la famille est le théâtre des conflits fondateurs de l’individu. Sa science de la dramaturgie repose essentiellement sur ces luttes de pouvoir qui gangrènent la structure familiale, génératrice d’oppositions entre parents et enfants, entre frères et sœurs. On se souvient de Roméo et Juliette, l’histoire éternelle et tragique de ces amants maudits qui s’aiment malgré les frontières ancestrales dressées entre leurs deux maisons ; ou encore de Hamlet et Richard III, deux grandes tragédies aux personnages hantés, dont le premier venge l’odieuse trahison dont son père le roi fut victime, quand le second complote sans scrupules contre les siens pour accéder au trône et assouvir sa vaine soif de pouvoir.
You broke my heart, Fredo
Le dramaturge anglais a notablement influencé des générations de cinéastes qui ont su déceler dans son œuvre les ors de la narration. Le plus emblématique à cet égard est sans aucun doute Francis Ford Coppola, qui réalisa avec la trilogie du Parrain une grande tragédie shakespearienne qui compte parmi les plus grands films de l’histoire du cinéma. Au cœur de cette fresque colossale, un homme : Michael Corleone (Al Pacino). Fils du parrain de la mafia Vito Corleone (Marlon Brando/Robert De Niro), Michael est écrasé par le poids de cet empire tentaculaire infiltré dans les moindres rouages de la société américaine – dont son père n’était dans sa jeunesse qu’un modeste bâtisseur anonyme. Il tente de s’en défaire et d’échapper à ce monde auquel il ne veut pas prendre part, mais le sort en décide autrement et il sera contraint d’en reprendre les rênes. Car malgré tout le mal que font endurer les parents à leur progéniture, il est rarissime qu’un enfant parvienne à se défaire de leur égide « naturelle » et tourne le dos sans remords à ses géniteurs pour vivre sa vie comme il l’entend. Ainsi, Michael entre dans la peau du rôle qu’on a taillé pour lui, et à mesure qu’il fait prospérer les affaires de la famille Corleone, dans les larmes et le sang, il devient ce monstre livide et sans âme qui perdra ce qu’il a de plus cher jusqu’à se retrouver tout à fait seul et brisé.
L’exemple de Francis Ford Coppola est d’autant plus frappant qu’il est l’héritier et le patriarche d’une grande famille – très influente dans le monde du cinéma (ses enfants Roman et Sofia sont eux aussi réalisateurs, son frère August est le père de Nicolas Cage) –, et qu’il a mis à contribution dans sa célèbre trilogie un nombre considérable de ses membres. Ainsi, son père Carmine s’est joint à Nino Rota pour composer certains des thèmes musicaux que l’on peut entendre dans les trois films ; sa propre mère interprète celle de Michael Corleone ; Talia Shire, sa sœur, est aussi celle des frères Corleone ; et Sofia Coppola est Mary, la fille de Michael, dans les trois films de la saga. On mesure ainsi combien le cinéaste a investi de sa vie dans son œuvre, y projetant son histoire, ses doutes, ses peurs et les joies intenses que lui ont procuré sa famille.
Généalogie des cinéastes
La notion de filiation est consubstantielle de la famille, puisque naturellement les enfants sont issus d’une immémorable lignée d’hommes et de femmes remontant à l’aube des temps. Mais il est intéressant de remarquer que la filiation est aussi une idée maîtresse de l’art, puisque l’influence des grands artistes se perpétue de génération en génération. Il est illusoire de penser qu’on peut aujourd’hui créer une œuvre à partir du néant, sans entretenir un rapport étroit avec celles qui nous ont précédés et influencés, que ce soit dans le but de s’en défaire ou de se les réapproprier pour les poursuivre et peut-être les dépasser.
Un cinéaste majeur tel que James Gray fut ostensiblement influencé par la narration shakespearienne et par l’œuvre de Coppola. Son premier long-métrage, Little Odessa, raconte l’histoire de Joshua (Tim Roth), tueur à gages contraint de revenir à Little Odessa, quartier des Juifs russes de New-York dans lequel il a grandi, pour exécuter un contrat. La rumeur de son retour ne tarde pas à courir et son jeune frère Reuben (Edward Furlong) cherche à renouer avec lui car leur mère est mourante. Hélas, sa réputation d’assassin le précède et il est évidemment persona non grata dans la maison de ses parents… Ce premier film extraordinaire témoigne de l’amour de Gray pour le cinéma de Coppola comme pour la tragédie shakespearienne : les atours maîtrisés du genre dissimulent un film de famille sensible et profond en même temps qu’un subtil portrait de société. Dans ses films suivants, The Yards et La Nuit nous appartient, deux grands films de genre sur fond d’histoire familiale conflictuelle, le réalisateur utilisera respectivement James Caan et Robert Duvall pour interpréter des personnages forts, tous deux issus du casting originel du Parrain…
Dans un registre quelque peu différent, le cinéaste danois Thomas Vinterberg s’inscrit plus strictement dans la tradition shakespearienne en réalisant Festen, véritable pavé dans la mare cinématographique de la fin des années 1990. Un puissant patriarche, Helge, convie familles et amis à célébrer son soixantième printemps et sa réussite sociale notoire. Au cours du repas, Christian, son fils aîné, fait voler en éclats le vernis de cette joyeuse soirée en révélant à l’assemblée les horreurs que son père leur faisait subir dans leur enfance, à lui et à sa sœur jumelle décédée l’année passée. Dès lors, la famille se délite et la mascarade policée laisse place à l’esclandre… sous les pavés, l’Enfer. Vinterberg a recours ici à différentes citations de l’œuvre de l’illustre dramaturge anglais, et tout particulièrement Hamlet – dont l’intrigue se déroule au royaume du Danemark, qui a définitivement quelque chose de pourri – auquel il emprunte jusqu’à la figure du spectre, lors d’un dialogue bouleversant entre Christian et le fantôme de sa sœur Linda.
Thomas Vinterberg, cinéaste mésestimé que beaucoup considèrent comme le réalisateur d’un unique coup de génie, a poursuivi sa carrière avec notamment It’s All About Love et Submarino. Ils explorent tous deux de manière sensible et formellement ambitieuse les blessures de l’enfance, les relations difficiles que l’individu entretient avec sa famille, communauté éminemment anxiogène chez Vinterberg. Dans son dernier long-métrage, La Chasse, qui a inspiré comme de coutume aux critiques parisiens des tournures pleines d’esprit (« Quand la chasse est ouverte, mieux vaut en effet la tirer », les Cahiers du Cinéma. « Tirez la chasse, rien à voir », Première.), le Danois élargit le champ pour confronter un père de famille soupçonné de pédophilie à la charmante communauté au sein de laquelle il est instituteur. Plus que jamais, Vinterberg y déploie sa terreur de la pression sociale et des mécaniques trompeuses de l’entente cordiale qui a cours aux repas de famille, sur le parvis des églises et sur les places de marché. Mais l’infamie guette à l’ombre des sourires polis, et le titre du film ne désigne pas tant la traque dont le personnage incarné par Mads Mikkelsen est victime, que le rite d’initiation violent auquel l’enfant doit se plier pour intégrer les rangs de la communauté, évoquant un autre grand film sur le sujet : Scènes de chasse en Bavière, de Peter Fleischmann.
D’un auteur à l’autre, les influences se recoupent mais les films ne se ressemblent pas, chacun traitant le sujet à l’aune de sa propre expérience et de son parcours de cinéphile. Mais il nous apparaît évident au regard de ces œuvres qu’avec l’amour et la mort, la famille est la principale source d’emmerdes des êtres humains !
Dessert coréen
Park Chan-wook, génial chef de file du nouveau cinéma de genre coréen, nous revient donc ce mercredi avec Stoker, signant là son premier long-métrage hors des frontières du Pays du matin frais, avec au programme un thriller vénéneux dont les protagonistes troubles semblent former une jolie famille de psychopathes… Nous espérons de tout cœur que cette nouvelle offrande du réalisateur de Lady Vengeance saura combler nos attentes, mais la réponse est à chercher dans les salles obscures.
Ces dernières années, la Corée du Sud nous a abreuvés de films de genre extraordinaires, et l’autre cinéaste majeur à sévir là-bas c’est Bong Joon-ho, réalisateur de The Host et Mother (qui s’apprête également à réaliser son premier film sous la bannière étoilée des États-Unis avec Snowpiercer). Dans The Host (2006), film de monstre étonnant sur fond de critique sociale – il s’attaque à l’égide américaine dont souffre encore aujourd’hui la société coréenne –, Bong Joon-ho nous fait suivre le combat d’une famille de losers attachants pour délivrer la fille du fils aîné des griffes du monstre qui l’a entraînée dans son antre… Avec Mother (2009), il revient au thriller (six ans après le superbe Memories of Murder) et nous conte le combat jusqu’au-boutiste d’une mère transformée en vigilante afin de prouver l’innocence de son fils attardé, accusé (à tort ?) du meurtre d’une écolière.
Chez Bong Joon-Ho comme chez tous les cinéastes mentionnés ici, la famille est le microcosme idéal pour étudier les relations de l’individu à la société, et peut-être davantage de dresser un subtil état des lieux de la société dans laquelle le film s’inscrit. Une chose est sûre, ça va mal.
Source : Jolie Bobine
Sommaire